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Ainsi donc, j’ai décidé de courir un risque ultime.
La lumière rouge et brumeuse du matin n’aurait jamais dû exister. La brume mourait face à la lumière du jour. La chaleur la faisait s’évaporer ; même l’enfermer dans une pièce close la faisait se condenser et réapparaître. Elle n’aurait pas dû être en mesure de supporter la lumière du soleil levant.
Et pourtant, c’était le cas. Plus ils s’éloignaient de Luthadel, plus les brumes s’attardaient le matin. Le changement était subtil – ils n’étaient encore qu’à quelques jours de trajet de Luthadel – mais Vin savait. Elle voyait la différence. Ce matin-là, les brumes paraissaient encore plus tenaces qu’elle ne s’y était attendue – elles ne faiblirent même pas lorsque le soleil se leva. Elles voilèrent au contraire sa lumière.
La brume, songea-t-elle. L’Insondable. Elle avait la conviction croissante d’avoir raison sur ce point, bien qu’elle ne puisse en avoir la certitude. Cependant, ça lui semblait logique pour des raisons qu’elle ignorait. L’Insondable n’était ni un monstre ni un tyran, mais une force plus naturelle – et par conséquent plus effrayante. Une créature, on pouvait la tuer. Les brumes… étaient bien plus intimidantes. Bien qu’il n’ait pas recours aux prêtres pour opprimer le peuple, l’Insondable jouait sur la même terreur superstitieuse. Il ne massacrait pas grâce à des armées, mais grâce à la famine.
Comment combattre quelque chose de plus vaste qu’un continent ? Quelque chose qui n’éprouvait ni colère, ni douleur, ni espoir, ni pitié ?
Et pourtant, c’était la tâche qui revenait à Vin. Elle était assise en silence sur un grand rocher près du feu nocturne, les genoux ramenés contre la poitrine. Elend dormait toujours ; Spectre était parti en reconnaissance.
Elle ne s’interrogeait plus sur sa place. Soit elle était folle, soit elle était le Héros des Siècles. C’était son devoir de vaincre les brumes. Mais pourtant…, se dit-elle, songeuse. Est-ce que la cadence ne devrait pas s’intensifier, au lieu de faiblir ? Plus ils voyageaient loin, plus les pulsations semblaient faibles. Arrivait-elle trop tard ? Quelque chose se produisait-il au Puits, qui étouffait son pouvoir ? Quelqu’un d’autre l’avait-il déjà pris ?
Il faut qu’on avance.
À sa place, toute autre personne se serait demandé pourquoi on l’avait choisie. Vin avait connu plusieurs hommes – aussi bien dans la bande de Camon que dans le gouvernement d’Elend – qui se plaignaient chaque fois qu’on leur confiait une tâche. « Pourquoi moi ? » demandaient-ils. Les moins sûrs d’eux ne s’estimaient pas à la hauteur. Les paresseux voulaient couper à la corvée.
Vin ne se considérait pas comme très sûre d’elle. La vie lui avait appris que les choses se produisaient parfois sans raison. Souvent, Reen la battait sans motif particulier. Et puis les explications, de toute façon, ne fournissaient qu’un maigre réconfort. Elle comprenait très bien les raisons pour lesquelles Kelsier avait dû mourir, mais il ne lui manquait pas moins pour autant.
Elle avait un travail à accomplir. Ne pas le comprendre ne l’empêchait pas de reconnaître qu’elle devait tenter de s’en acquitter. Elle espérait simplement qu’elle saurait que faire le moment venu. Bien que les palpitations faiblissent, elles étaient toujours là. Elles l’attiraient. Vers le Puits de l’Ascension.
Derrière elle, elle percevait la vibration moindre de l’esprit des brumes. Elle ne disparaissait jamais jusqu’à ce que les brumes elles-mêmes le fassent. Il avait été là toute la matinée, debout derrière elle.
— Vous connaissez le secret qui se trouve derrière tout ça ? interrogea-t-elle tout bas en se tournant vers l’esprit au cœur des brumes rougeâtres. Est-ce que vous avez…
Les vibrations allomantiques de l’esprit des brumes provenaient tout droit de la tente qu’elle partageait avec Elend.
Vin bondit au bas du rocher, atterrit sur le sol gelé et s’approcha tant bien que mal de la tente. Elle ouvrit brusquement le rabat. Elend dormait à l’intérieur, la tête émergeant à peine des couvertures. La brume remplit la petite tente, tournoyant et se tortillant – ce qui était curieux en soi. En règle générale, elle ne pénétrait pas dans les tentes.
Et là, au milieu des brumes, elle vit l’esprit. Il se tenait juste au-dessus d’Elend.
Il n’était même pas vraiment là. Ce n’était qu’une silhouette dans les brumes, un schéma répétitif suscité par des mouvements chaotiques. Et pourtant, il était réel. Elle sentait sa présence, et elle le voyait – elle le vit lever des yeux invisibles pour croiser les siens.
Des yeux remplis de haine.
L’esprit leva un bras dépourvu de substance, et Vin vit briller quelque chose. Elle réagit aussitôt, dégainant un poignard, et se précipita dans la tente en agitant son arme. Le coup atteignit quelque chose de concret dans la main de l’esprit des brumes. Un bruit métallique résonna dans l’air tranquille, et un violent frisson parcourut le bras de Vin soudain engourdi. Les poils se hérissèrent sur tout son corps.
Puis l’esprit disparut. Il s’estompa, tel le bruit de sa lame étrangement dépourvue de substance. Vin cligna des yeux, et se retourna pour regarder par le rabat de la tente qui claquait au vent. Dehors, les brumes avaient disparu ; le jour avait enfin gagné.
Il ne semblait plus rester beaucoup de victoires.
— Vin ? dit Elend, qui remua et s’étira.
Elle s’efforça de respirer plus calmement. L’esprit avait disparu. Pour l’heure, la lumière du jour représentait la sécurité. À une époque, songea-t-elle, c’était la nuit que je me sentais à l’abri. Kelsier me l’avait offerte.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Elend.
Comment quelqu’un, même un aristocrate, pouvait-il se montrer si lent à se réveiller, si peu inquiet de sa vulnérabilité lorsqu’il dormait ?
Elle rengaina son poignard. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Comment est-ce que je peux le protéger de quelque chose que je vois à peine ? Il fallait qu’elle réfléchisse.
— Ce n’était rien, répondit-elle calmement. C’est juste… moi qui suis à cran, comme toujours.
Elend se retourna, soupirant de contentement.
— Spectre est parti faire sa patrouille matinale ?
— Oui.
— Réveille-moi à son retour.
Vin hocha la tête, mais sans doute ne la vit-il pas. Elle s’agenouilla et le regarda tandis que le soleil se levait derrière elle. Elle s’était donnée à lui – pas simplement son corps et son cœur. Elle avait abandonné ses prétextes et ses réserves, rien que pour lui. Elle ne pouvait plus se permettre de croire qu’elle n’était pas digne de lui ni s’offrir le réconfort factice de penser qu’ils ne pourraient jamais être ensemble.
Elle n’avait jamais accordé une telle confiance à qui que ce soit. Ni à Kelsier, ni à Sazed, ni à Reen. Elend possédait tout. Cette certitude la faisait trembler intérieurement. Si elle le perdait, elle se perdrait elle-même.
Il ne faut pas que je pense à ça ! se dit-elle en se levant. Elle quitta la tente, refermant discrètement les rabats derrière elle. Au loin, des ombres remuèrent. Spectre apparut l’instant d’après.
— Il y a effectivement quelqu’un par là, annonça-t-il tout bas. Pas des esprits, Vin. Cinq hommes, qui ont établi un camp.
Vin fronça les sourcils.
— Ils nous suivent ?
— Sans doute.
Les éclaireurs de Straff, se dit-elle.
— On va laisser Elend décider que faire à leur sujet.
Spectre haussa les épaules et alla s’asseoir sur le rocher de Vin.
— Tu vas le réveiller ?
Vin se retourna.
— Laissons-le dormir encore un peu.
Nouveau haussement d’épaules. Spectre la regarda s’approcher du feu, découvrir le bois qu’ils avaient couvert la nuit d’avant, puis entreprendre de faire le feu.
— Tu as changé, Vin, lui dit-il.
Elle continua à s’affairer.
— Tout le monde change. Je ne suis plus voleuse, et j’ai des amis pour me soutenir.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Récemment. Cette semaine. Tu n’es plus comme avant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je n’en sais rien. On dirait que tu n’as plus aussi peur tout le temps.
Vin hésita.
— J’ai pris des décisions. Sur ce que je suis, et ce que je veux devenir. Sur ce que je désire.
Elle s’activa un moment en silence et réussit enfin à faire prendre une étincelle.
— J’en ai marre de devoir supporter toute cette bêtise, dit-elle enfin. Celle des autres, mais aussi la mienne. J’ai décidé d’agir au lieu d’essayer d’anticiper les événements. C’est peut-être une manière plus immature de voir les choses. Mais ça me semble la chose à faire, actuellement.
— Ce n’est pas immature, répondit Spectre.
Vin sourit et leva les yeux vers lui. À seize ans, toujours en pleine croissance, il avait l’âge de Vin quand Kelsier l’avait recrutée. Il plissait les yeux pour les protéger de la lumière, bien que le soleil soit encore bas.
— Baisse ton étain, lui conseilla Vin. Pas la peine de le pousser comme ça en permanence.
Spectre haussa les épaules. Elle lisait en lui une incertitude. Il voulait tellement se rendre utile. Elle connaissait ce sentiment.
— Et toi, Spectre ? demanda-t-elle en se retournant pour rassembler les provisions du petit déjeuner – encore du bouillon et des tourteaux. Qu’est-ce que tu deviens ces temps-ci ?
Il haussa les épaules une fois de plus.
J’avais presque oublié ce que c’était d’essayer de discuter avec un adolescent, songea-t-elle en souriant.
— Spectre…, reprit-elle, simplement pour en éprouver la sonorité. Qu’est-ce que tu penses de ce surnom ? Je me rappelle l’époque où tout le monde t’appelait par ton vrai nom.
— C’est Kelsier qui m’a donné mon nom, répondit Spectre comme si c’était une raison suffisante pour le garder.
Et peut-être était-ce le cas. Vin remarqua son expression quand il mentionna Kelsier ; Clampin était peut-être l’oncle de Spectre, mais c’était Kelsier qu’il admirait.
Bien sûr, ils en avaient tous fait autant.
— J’aimerais tellement être puissant, Vin, dit Spectre tout bas, assis sur le rocher avec les bras croisés sur les genoux. Comme toi.
— Tu as tes propres talents.
— L’étain ? demanda-t-il. Ça ne sert presque à rien. Si j’étais Fils-des-brumes, je pourrais faire de grandes choses. Être quelqu’un d’important.
— Être important, ce n’est pas si formidable qu’on le croit, Spectre, déclara Vin, guettant la cadence qui résonnait dans sa tête. La plupart du temps, ça n’apporte que des contrariétés.
Spectre secoua la tête.
— Si j’étais Fils-des-brumes, je pourrais sauver des gens – aider ceux qui en ont besoin. Mais… je suis seulement Spectre. Je suis faible. Et trouillard.
Vin le regarda, pensive, mais il baissait la tête et refusait de croiser son regard.
Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda-t-elle.
Sazed puisa un peu de sa force pour l’aider à monter les marches trois à trois. Il sortit de la cage d’escalier juste derrière Tindwyl, et tous deux rejoignirent les autres membres de la bande sur les remparts. Les tambours résonnaient toujours ; chacun déferlait sur toute la ville à son propre rythme. Ruelles et bâtiments renvoyaient leurs cadences mêlées en un écho chaotique.
Au nord, l’horizon semblait nu sans les armées de Straff. Si seulement ce vide s’était étendu au nord-est, où le camp des koloss semblait en proie au plus grand chambardement.
— Quelqu’un arrive à distinguer ce qui se passe ? demanda Brise.
Ham fit signe que non.
— Trop loin.
— L’un de mes éclaireurs est un Œil-d’étain, dit Clampin, qui s’approcha en boitant. Il a donné l’alarme. En disant que les koloss se battaient.
— Mon brave, demanda Brise, est-ce que ces viles créatures ne se battent pas en permanence ?
— Plus que d’habitude, répondit Clampin. Une sacrée bagarre.
Sazed éprouva une brève bouffée d’espoir.
— Ils se battent ? dit-il. Peut-être vont-ils s’entretuer ?
Clampin le toisa d’un regard méprisant.
— Retournez lire vos livres, Terrisien. Qu’est-ce qu’ils racontent sur les émotions des koloss ?
— Ils n’en connaissent que deux, répondit Sazed : l’ennui et la rage. Mais…
— Voilà comment ils débutent toutes leurs bagarres, le coupa Tindwyl. Ils commencent à se battre entre eux, ce qui met les autres en rage dans une proportion croissante, et puis…
Elle s’interrompit, et Sazed vit alors la même chose qu’elle. Une traînée sombre, à l’est, qui s’éclaircissait. Se dispersait. Se dissociait en membres individuels.
Pour attaquer la ville.
— C’est pas vrai, grommela Clampin, qui se précipita aussitôt vers l’escalier en boitillant. Envoyez les messagers ! hurla-t-il. Les archers sur les remparts ! Sécurisez les grilles du fleuve ! Bataillons, en position ! Préparez-vous au combat ! Vous voulez que ces saletés débarquent ici de force et s’attaquent à vos enfants ?
Suivit un véritable chaos. Les hommes se précipitèrent dans toutes les directions. Les soldats montèrent les escaliers, bloquant ceux qui voulaient descendre et gênant les mouvements de la bande.
Cette fois ça y est, se dit Sazed, l’esprit engourdi.
— Dès que les escaliers seront dégagés, déclara calmement Dockson, je veux que chacun d’entre vous rejoigne son bataillon. Tindwyl, vous prenez la Porte d’Étain, au nord, près du Bastion Venture. J’aurai peut-être besoin de vos conseils mais pour l’heure, restez avec ces gars-là. Ils vous écouteront – ils respectent les Terrisiens. Brise, tu as un de tes Apaiseurs dans chacun des bataillons quatre à douze ?
Brise hocha la tête.
— Pas très nombreux, cela dit…
— Du moment qu’ils poussent les garçons à continuer de se battre, répondit Dockson. Ne laisse pas nos hommes céder !
— Mille hommes, mon ami, c’est beaucoup plus qu’un seul Apaiseur ne peut en gérer.
— Demande-leur de faire de leur mieux, répondit Dockson. Ham et toi, prenez les Portes de Zinc et de Potin – il semblerait que les koloss commencent par attaquer là. Clampin devrait apporter des renforts.
Les deux hommes hochèrent la tête ; puis Dockson se tourna vers Sazed.
— Vous savez où aller ?
— Oui… oui, je crois, répondit Sazed en s’agrippant au mur.
Des flocons de cendres se mirent à tomber du ciel.
— Alors allez-y ! lui lança Dockson tandis qu’une ultime escouade d’archers sortait de l’escalier.
— Milord Venture !
Straff se retourna. Grâce à quelques toniques, il parvenait à demeurer assez fort pour rester en selle – cela dit, il n’aurait pas osé se battre. Bien entendu, il ne se serait pas battu de toute façon. Ce n’était pas sa manière de procéder. On amenait des armées pour faire ce travail-là.
Il fit faire demi-tour à sa monture tandis que le messager approchait. À bout de souffle, l’homme posa les mains sur ses genoux en s’arrêtant près de la monture de Straff, tandis que des fragments de cendres tourbillonnaient par terre à ses pieds.
— Milord, dit l’homme. L’armée des koloss a attaqué Luthadel !
Comme tu l’avais dit, Zane, songea Straff, tout étonné.
— Les koloss, attaquer ? intervint lord Janarle, qui fit avancer son cheval pour se placer à côté de celui de Straff. (Le lord séduisant fronça les sourcils, puis étudia Straff.) Vous vous y attendiez, milord ?
— Évidemment, répondit Straff en souriant.
Janarle parut impressionné.
— Transmettez des consignes à vos hommes, Janarle. Je veux que cette colonne reprenne la direction de Luthadel.
— Nous pouvons y être dans une heure, milord ! répondit Janarle.
— Non, insista Straff. Prenons notre temps. Nous ne voudrions pas surmener nos troupes, n’est-ce pas ?
Janarle sourit.
— Bien sûr que non, milord.
Les flèches semblaient pratiquement sans effet sur les koloss.
Frappé d’horreur et de consternation, Sazed se tenait au sommet de la tour de guet de sa porte. N’étant pas officiellement responsable des hommes, il n’avait pas d’ordres à leur donner. Il accompagnait simplement les éclaireurs et messagers en attendant de voir si l’on avait ou non besoin de lui.
Ce qui lui laissait largement le temps de regarder se déployer toutes ces horreurs. Les koloss, heureusement, n’attaquaient pas encore sa section de mur, et ses hommes regardaient, tendus, les créatures foncer au loin vers les Portes d’Étain et de Potin.
Même de loin – la tour lui permettait de distinguer une partie de la ville jusqu’à l’emplacement de la Porte d’Étain –, Sazed voyait les koloss courir sans s’interrompre à travers des tempêtes de flèches. Certains des plus petits tombaient, apparemment morts ou blessés, mais la plupart continuaient simplement à charger. Des hommes murmuraient près de lui en haut de la tour.
Nous ne sommes pas prêts pour ça, se dit Sazed. Même avec des mois pour planifier et anticiper, nous ne sommes pas prêts.
Voilà ce que nous avons gagné à être dirigés par un dieu pendant mille ans. Mille ans de paix – de paix tyrannique, mais de paix néanmoins. Au lieu de généraux, nous avons des hommes qui savent comment ordonner qu’on prépare un bain. Au lieu de tacticiens, des bureaucrates. Au lieu de guerriers, des enfants armés de bâtons.
Alors même qu’il observait cette menace à l’approche, il voyait qu’une grande partie des créatures – surtout les plus grandes – transportaient de petits arbres déracinés. Elles étaient prêtes, à leur manière, à entrer de force dans la ville. Les arbres seraient moins efficaces que de véritables béliers – mais d’un autre côté, les portes de la ville n’étaient pas construites pour résister aux assauts d’un bélier.
Ces koloss sont plus intelligents que nous ne voulons bien le croire, songea-t-il. Ils sont capables de reconnaître la valeur abstraite des pièces, même s’ils ne possèdent pas d’économie. Ils comprennent qu’ils vont avoir besoin d’outils pour démolir nos portes, même s’ils ignorent comment les fabriquer.
La première vague de koloss atteignit le mur. Les hommes se mirent à lancer des rochers et autres projectiles. La section de Sazed disposait de piles similaires, dont l’une se trouvait juste à côté de l’arche de la porte, près de laquelle il se tenait. Mais les flèches n’avaient pratiquement aucun effet ; quelques rochers en auraient-ils davantage ? Les koloss s’agglutinèrent autour de la base du mur, comme l’eau d’un fleuve endigué. Des chocs sourds résonnèrent au loin tandis que les créatures se mettaient à cogner les portes.
— Bataillon seize ! cria d’en bas un messager qui approchait à cheval de la porte de Sazed. Lord Culee !
— Ici ! lui répondit un homme depuis le haut du rempart voisin de la tour de Sazed.
Lord Culee se mit à donner des ordres. Six compagnies…, se dit Sazed. Six cents de nos mille hommes. Les paroles prononcées un peu plus tôt par Clampin lui revinrent à l’esprit. Vingt mille hommes paraissaient représenter un grand nombre, jusqu’à ce que l’on comprenne sur quelle distance il fallait les disperser.
Les six compagnies s’éloignèrent, laissant un vide dérangeant dans la cour située devant la porte de Sazed. Les quatre cents hommes restants – trois cents dans la cour, cent sur le rempart – remuaient en silence.
Sazed ferma les yeux et puisa dans son cerveau d’étain auditif. Il entendit… le choc du bois cognant contre le bois. Des hurlements. Ceux d’êtres humains. Il dégagea rapidement son cerveau d’étain, puisa de nouveau de la vue et se pencha pour regarder la section du mur où se livrait la bataille. Les koloss renvoyaient les rochers qu’on leur avait jetés – avec bien plus de précision que les défenseurs. Sazed sursauta en voyant le visage d’un jeune soldat écrasé, son corps jeté au bas du mur par la puissance du rocher. Sazed, haletant, dégagea son cerveau de fer.
— Un peu de fermeté, messieurs ! cria l’un des soldats sur le rempart.
C’était un homme encore très jeune – un aristocrate, qui ne devait pas dépasser les seize ans. Mais bien sûr, beaucoup de soldats avaient cet âge.
— Tenez bon…, répéta le jeune commandant.
Il avait parlé d’une voix hésitante, et laissa sa phrase en suspens lorsqu’il remarqua quelque chose au loin. Sazed se retourna, suivant son regard.
Les koloss s’étaient lassés de rester sans rien faire, entassés à l’une des portes. Ils avaient entrepris de cerner la ville, se séparant en larges groupes et traversant le Channerel à gué en direction d’autres portes.
Dont celle de Sazed.
Vin atterrit en plein milieu du camp. Elle jeta une poignée de poudre de potin dans le feu puis, d’une Poussée, projeta des braises, de la suie et de la fumée sur deux gardes surpris alors qu’ils préparaient le petit déjeuner. Puis elle enchaîna par une Traction sur les piquets des trois petites tentes.
Toutes trois s’effondrèrent. L’une d’entre elles était vide, mais des cris jaillirent des deux autres. On distinguait sous la toile deux silhouettes désorientées en train de se débattre – l’une sous la tente la plus grande, deux sous la plus petite.
Les gardes reculèrent, levant le bras pour protéger leurs yeux des étincelles et de la suie, mains tendues vers leur épée. Vin brandit le poing dans leur direction – et, tandis qu’ils clignaient des yeux pour les dégager, elle laissa tomber à terre une pièce unique.
Les gardes s’immobilisèrent, puis ôtèrent la main de leur épée. Vin étudia les tentes. Le responsable devait se trouver dans la plus grande – et c’était avec lui qu’elle devait traiter. Sans doute l’un des capitaines de Straff, bien que les gardes ne portent pas le blason des Venture. Peut-être que…
Jastes Lekal sortit la tête de sa tente et s’extirpa de la toile en jurant. Il avait beaucoup changé depuis deux ans que Vin ne l’avait vu. Cependant, il y avait déjà à l’époque quelques signes annonciateurs de ce qu’il allait devenir. Sa mince silhouette était devenue grêle ; sa calvitie naissante avait tenu toutes ses promesses. Mais comment son visage était-il devenu si hagard… si vieux ? Il avait l’âge d’Elend.
— Jastes, déclara Elend, qui sortit de sa cachette dans la forêt et pénétra dans la clairière, Spectre à ses côtés. Que fais-tu ici ?
Jastes parvint à se lever tandis que ses deux autres soldats tranchaient la toile de la tente pour s’en extraire. (Il leur fit signe de se baisser.)
— El, répondit-il. Je… ne savais pas où aller sinon ici. Mes éclaireurs m’ont dit que tu avais pris la fuite, et ça semblait une bonne idée. Où que tu ailles, je veux t’accompagner. Nous pourrions peut-être nous cacher ici. Nous pourrions…
— Jastes ! lâcha sèchement Elend, s’avançant pour aller se placer aux côtés de Vin. Où sont tes koloss ? Est-ce que tu les as renvoyés ?
— J’ai essayé, répondit Jastes en baissant les yeux. Ils ont refusé de partir, une fois qu’ils avaient vu Luthadel. Et ensuite…
— Quoi donc ? demanda Elend.
— Un incendie, répondit Jastes. Dans nos… chariots de ravitaillement.
Vin fronça les sourcils.
— Vos chariots de ravitaillement ? interrogea Elend. Ceux dans lesquels tu transportais les pièces de bois ?
— Oui.
— Seigneur Maître ! s’exclama Elend tout en s’avançant. Et tu les as laissés là-bas, sans personne pour les diriger, à l’extérieur de notre ville ?
— Ils m’auraient tué, El ! gémit Jastes. Ils se battaient de plus en plus souvent, réclamaient plus de pièces, exigeaient qu’on attaque la ville. Si j’étais resté, ils m’auraient massacré ! Ce sont des animaux – qui n’ont qu’à peine forme humaine.
— Et tu es parti, dit Elend. Tu leur as abandonné Luthadel.
— Toi aussi, tu l’as abandonnée, répliqua Jastes qui s’avança vers lui, mains tendues pour le supplier. Écoute, Elend, je sais que j’ai eu tort. J’ai cru pouvoir les contrôler. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça !
Elend se tut, et Vin lut une dureté croissante dans son regard. Pas une dureté dangereuse comme celle de Kelsier. Quelque chose de plus proche… du port d’un roi. L’impression qu’il était bien plus qu’il ne voulait être. Il se redressa, toisant l’homme qui le suppliait.
— Tu as levé une armée de monstres violents pour l’entraîner dans un combat sauvage, Jastes, récapitula Elend. Tu as provoqué le massacre de villages innocents. Ensuite, tu as abandonné cette armée sans contrôle ni dirigeant aux portes de la ville la plus peuplée de tout l’Empire Ultime.
— Pardonne-moi.
Elend le regarda droit dans les yeux.
— Je te pardonne, dit-il doucement. (Puis, d’un geste fluide, il tira son épée et trancha la tête de Jastes.) Mais pas mon royaume.
Vin regarda, abasourdie, le cadavre tomber à terre. Les soldats de Jastes dégainèrent leurs armes à grands cris. Elend se retourna, le visage grave, et tendit vers eux la pointe de son épée ensanglantée.
— Pensez-vous que cette exécution ait été accomplie par erreur ?
Les gardes hésitèrent.
— Non, milord, répondit enfin l’un d’entre eux en baissant les yeux.
Elend s’agenouilla pour nettoyer son épée sur la cape de Jastes.
— Compte tenu de ce qu’il a fait, c’est une mort bien plus douce qu’il ne le méritait. (Elend rengaina brusquement son épée.) Mais c’était mon ami. Enterrez-le. Quand vous en aurez fini, libre à vous de voyager avec moi jusqu’à Terris ou de regagner vos foyers. Choisissez comme bon vous semble.
Sur ce, il se dirigea vers les bois.
Vin hésita, étudiant les gardes. Avec gravité, ils s’avancèrent pour s’emparer du corps. Elle adressa un signe de tête à Spectre, puis fila rejoindre Elend dans la forêt. Elle n’eut pas besoin d’aller très loin. Elle le trouva assis sur un rocher non loin de là, en train de fixer le sol. Les cendres avaient commencé à tomber, mais la plupart des flocons restaient prisonniers des arbres, dont ils tapissaient les feuilles telle une mousse noire.
— Elend ? demanda-t-elle.
Il regardait droit devant lui, vers le cœur de la forêt.
— Je ne sais pas très bien pourquoi j’ai fait ça, déclara-t-il tout bas. Pourquoi est-ce que ce serait à moi de rendre justice ? Je ne suis même pas roi. Et pourtant, il fallait que ce soit fait. J’en ai eu l’intuition, et je l’ai toujours.
Elle posa la main sur son épaule.
— C’est le premier homme que j’aie jamais tué, déclara-t-il. Nous avions de tels rêves, lui et moi, autrefois : nous voulions allier deux des plus puissantes maisons impériales pour unir Luthadel comme jamais auparavant. Ce n’était pas un traité reposant sur l’avarice, mais une véritable alliance politique destinée à améliorer la situation de cette ville.
Il leva les yeux vers elle.
— Je crois que je comprends maintenant ce que tu ressens, Vin. D’une certaine façon, nous sommes tous deux des couteaux – des outils. Pas l’un pour l’autre, mais pour ce royaume. Ce peuple.
Elle l’entoura de ses deux bras, l’étreignit, attira sa tête vers sa poitrine.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Il fallait que ce soit fait, répéta-t-il. Le plus triste, c’est qu’il a raison. Moi aussi, je les ai abandonnés. Je devrais prendre ma propre vie avec cette épée.
— Tu es parti pour une bonne raison, Elend, répondit Vin. Pour protéger Luthadel et t’assurer que Straff ne l’attaque pas.
— Et si les koloss attaquent avant qu’il puisse le faire ?
— Peut-être qu’ils ne le feront pas. Ils n’ont pas de chef – peut-être qu’ils attaqueront plutôt l’armée de Straff.
— Non, déclara la voix de Spectre.
Vin se retourna et le vit approcher à travers la forêt, plissant les paupières pour protéger ses yeux éblouis.
Ce garçon brûle beaucoup trop d’étain, songea-t-elle.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Elend en se retournant.
Spectre baissa les yeux.
— Ils ne vont pas attaquer l’armée de Straff, El. Parce qu’elle ne sera plus là.
— Quoi ? demanda Vin.
— Je…
Spectre détourna le regard, l’expression honteuse.
Je suis un trouillard. Ses paroles revinrent à Vin.
— Tu le savais, dit-elle. Tu savais que les koloss allaient attaquer.
Spectre hocha la tête.
— C’est ridicule, déclara Elend. Tu ne pouvais pas savoir que Jastes allait nous suivre.
— Je ne le savais pas, répondit Spectre tandis qu’un tas de cendre tombait d’un arbre derrière lui, éclatant sous les assauts du vent pour retomber sous la forme d’une centaine de flocons différents. Mais mon oncle s’est dit que Straff retirerait son armée et laisserait les koloss attaquer la ville. C’est pour ça que Sazed a décidé de nous éloigner.
Un frisson parcourut Vin.
J’ai trouvé l’emplacement du Puits de l’Ascension, avait déclaré Sazed. Au nord. Dans les Montagnes de Terris…
— C’est Clampin qui t’a dit ça ? interrogea Elend.
Spectre hocha la tête.
— Et tu ne m’as rien dit ? reprit-il, sévère, en se levant.
Oh, non…
Spectre hésita, puis secoua la tête.
— Vous auriez voulu qu’on fasse demi-tour ! Je ne voulais pas mourir, El ! Je suis désolé. Je suis un lâche.
Il eut un mouvement de recul en regardant l’épée d’Elend.
Ce dernier hésita, comme s’il se rendait compte qu’il venait de s’avancer vers le garçon.
— Je ne vais pas te faire de mal, Spectre, dit-il. J’ai simplement honte de toi.
Spectre baissa les yeux puis se laissa tomber à terre, adossé à un tremble.
La cadence qui faiblissait…
— Elend, chuchota Vin.
Il se retourna.
— Sazed a menti. Le Puits n’est pas au nord.
— Quoi ?
— Il est à Luthadel.
— Vin, c’est ridicule. Nous l’aurions trouvé.
— Il nous a échappé, dit-elle fermement tout en se levant, regardant vers le sud.
En se concentrant, elle sentait les pulsations qui déferlaient sur elle. Qui l’attiraient.
Vers le sud.
— Le Puits ne peut pas se trouver au sud, insista Elend. Toutes les légendes le situent au nord, dans les Montagnes de Terris.
Vin secoua la tête, désorientée.
— Il est là-bas, affirma-t-elle. J’en suis sûre. Je ne sais pas comment, mais il y est.
Elend la regarda puis hocha la tête, car il se fiait à son instinct.
Oh, Sazed, songea-t-elle. Vous aviez sans doute de bonnes intentions, mais vous nous avez peut-être tous condamnés. Si la ville tombait aux mains des koloss…
— Combien de temps nous faudra-t-il pour rentrer ? demanda Elend.
— Ça dépend.
— Rentrer ? intervint Spectre en levant les yeux. El, ils sont tous morts. Ils m’ont dit de ne vous apprendre la vérité qu’une fois arrivés à Tathingdwen, pour que vous n’alliez pas vous tuer pour rien en escaladant les montagnes en hiver. Mais quand Clampin m’a parlé, c’était aussi pour me dire au revoir. Je l’ai lu dans ses yeux. Il savait qu’il ne me reverrait jamais.
Elend hésita, et Vin lut une brève incertitude dans son regard. Un éclat de douleur, de terreur. Elle connaissait ces émotions, car elles la submergèrent au même moment.
Sazed, Brise, Ham…
Elend la saisit par le bras.
— Il faut que tu y ailles, Vin, la pressa-t-il. Il y aura peut-être des survivants… des réfugiés. Ils auront besoin de ton aide.
Elle hocha la tête, tandis que la fermeté de sa poigne – la détermination de sa voix – lui prêtaient force.
— Spectre et moi allons te suivre, continua-t-il. Ça ne devrait nous prendre que deux ou trois jours de chevauchée rapide. Mais un allomancien, grâce au potin, peut aller plus vite que n’importe quel cheval sur de longues distances.
— Je ne veux pas te laisser, murmura-t-elle.
— Je sais.
Mais c’était difficile. Comment pouvait-elle se séparer de lui alors qu’elle venait à peine de le redécouvrir ? Pourtant, elle sentait l’appel du Puits de l’Ascension de manière encore plus pressante, à présent qu’elle était sûre de son emplacement. Et si certains de ses amis survivaient bel et bien à l’attaque…
Vin serra les dents, puis ouvrit sa bourse et en tira le restant de sa poussière de potin. Elle l’avala avec une gorgée d’eau de sa gourde. Elle lui irrita la gorge en descendant. Ce n’est pas grand-chose, se dit-elle. Ça ne va pas me permettre de maintenir longtemps mon potin à pleine puissance…
— Ils sont tous morts, marmonna Spectre une fois de plus.
Vin se tourna. Les pulsations cognaient avec insistance. Depuis le sud.
J’arrive.
— Elend, dit-elle. S’il te plaît, promets-moi quelque chose. Ne dors pas pendant la nuit, quand les brumes seront levées. Voyage de nuit, si tu peux, et reste bien vigilant. Guette l’esprit des brumes – je crois qu’il te veut du mal.
Il fronça les sourcils, mais acquiesça.
Vin attisa son potin, puis se mit à courir en direction de la grand-route.